Le journal de Rose - Une mauvaise journée dans la prairie
Extrait du journal de Rose - Samedi 13 mars 1870
[... Aujourd'hui, une fois encore, j'aurais aimé que tu sois près de moi pour me rasséréner comme tu savais si bien le faire lorsque quelque chose ne va pas dans notre quotidien.
Ce matin, en apportant les oeufs et le beurre de la ferme au Magasin Général, Madame Andersen est passée à l'école et m'a demandé si je pouvais rencontrer son mari parce qu'il voulait me parler de quelque chose. Je les avais donc invités pour le thé de cet après-midi.
Je les ai reçus dans le salon, car, contrairement à Erika et Nels qui préfèrent rester dans la cuisine "à la bonne franquette", je savais que j'honorerais ces braves et courageux fermiers en leur offrant le thé dans les meilleures conditions.
À peine le thé servi, Monsieur Andersen a toute de suite commencé à aborder le sujet dont il voulait m'entretenir.
- Vous savez que je viens de racheter les terres de la ferme de notre voisin commun, ce qui nous rend voisins directs maintenant, m'a-t-il annoncé avec son rude accent danois.
- Oui, je l'ai appris ; c'est une bonne nouvelle, les enfants auront désormais un chemin plus rapide pour aller de chez vous à chez nous, et inversement, ai-je répondu en souriant.
- Bien sur, bien sur... mais il y a autre chose dont je voulais vous avertir : la grande prairie qui est à côté de chez vous, je vais la transformer en vignoble. La ferme fonctionne très bien, mais je veux diversifier mes productions ; ainsi, si pour une raison ou une autre quelque chose ne va pas dans l'élevage, dans la culture ou dans la vigne, il y aura au moins quelque chose pour sauver l'année à la banque.
Je suis d'abord restée sans voix . J'adore la vue apaisante de cette prairie, si belle et si calme aux 4 saisons ; cette prairie que nous aimions tant, dans laquelle nous avons passé tant d'heures à deviser tendrement de notre avenir, parmi les fleurs et les papillons qui voletaient autour de nous.
- C'est parce que nous vous apprécions beaucoup, non seulement en tant que maitresse d'école qui s'occupe si bien de nos enfants, mais en tant que voisine, et, presque comme une amie (tout au moins, je le souhaite ainsi), que Magnus a voulu vous prévenir de ce changement, a gentiment ajouté Madame Andersen de sa voix douce qui fait chanter son accent scandinave.
J'ai caché mon désarroi et je lui ai souri.
Puis je les ai remercié d'avoir pris la peine de venir m'avertir ; je leur ai aussi présenté tous mes voeux de réussite dans leur nouveau projet de vignoble.
Lorsqu'ils sont rentrés chez eux après le thé, j'ai mis mon châle et je suis sortie de la maison ; j'ai regardé cette prairie merveilleuse, et j'ai pleuré.
Tout change, tout passe ... pourquoi tout ce qu'on aime disparait-il petit à petit ?... toi, mon père, la prairie. J'aimerais tellement remonter le temps.
....]
Bon samedi,
♥♥♥
PS : cette histoire de prairie qui va disparaitre à jamais n'est malheureusement pas une fiction et bientôt du Rondup va venir tuer toute cette beauté.
PS 2 : l'expression utilisée par Rose, "à la bonne franquette" peut vous paraitre bien moderne, mais en réalité, elle date du 17e siècle, où, à son origine, elle voulait dire "franchement" ( Et testigué, ne lantiponez point davantage, et confessez à la franquette, que v’estes médecin - Molière, Le médecin malgré lui, 1666). Au fil du temps, s'est ajoutée l'idée de simplicité (une personne qui avait une façon d’agir simple était quelqu'un qui avait une bonne franquette). Au 19e siècle, l'expression s'est mise à désigner des manières franches et simples, une attitude sans cérémonie et sans façon (Personne ne veut vivre à cette bonne franquette, comme papa, toi et moi nous vivrions - Balzac, Correspondance, 1821).