La famille de Romina : Adeline, William, féminisme et salon de jardin
Sous la charmille, où la famille a profité des premières chaleurs de l'année, des rafraîchissements furent apportés aux adultes, alors que les enfants devaient se rendre un peu plus loin pour prendre leur goûter sur une table séparée.
Ils traînaient un peu pour quitter la table des grands car ces derniers avaient devant eux de la limonade et des sorbets-neige tout frais sortis de la sorbetière d'Abigaël, la cuisinière ; un délice auquel ils n'avaient pas droit, beaucoup de médecins de cette époque disaient que manger glacé n'était pas bon pour les petits enfants.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_8ffaf2_img-1939-1.jpg)
Grand-Mère Adeline discutait avec ardeur avec ses petites-filles, Romina et Samantha, sur le droit de vote des femmes et leur émancipation vis-à-vis des époux (selon la loi anglaise qui régissait le droit canadien de l'époque, les femmes perdaient toute identité propre lors de leur mariage).
Elle leur parle des lettres qu'elle échange avec son amie d'enfance, la célèbre suffragette anglaise Emmeline Pankurst, dont le rêve est de voir changer les structures patriarcales de la société.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_e6b79d_img-1942-1.jpg)
Vous vous rappelez peut-être que Romina est beaucoup moins aventureuse que sa cousine ; aussi des deux jeunes filles, c'est Samantha qui est la plus intéressée par les idées féministes de sa grand-mère.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_0bd72d_img-1955-1.jpg)
Ravie de voir l'enthousiasme de sa petite-fille, Adeline parle également des universités, qui, selon elle, devraient bannir les professeurs misogynes de leurs rangs, car certaines femmes ont déjà démontré qu'elles sont aussi capables de réussir des études supérieures, tout autant, et même parfois mieux, que les hommes, que ça soit dans le domaine de la médecine, du droit ou de la philosophie.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_745451_img-1936-1.jpg)
Maurice intervient alors et confirme que, dans les familles de ses camarades d'études, il a eu l'occasion de rencontrer deux jeunes filles qui veulent embrasser des carrières dans la médecine, tout comme lui, et qu'elles lui semblent tout à fait capables d'y parvenir brillamment.
Et en guise de taquinerie envers de son père, le jeune homme ajoute qu'il existe même des femmes qui seraient tout à fait capables de diriger un établissement bancaire si elles le souhaitaient.
(on se souviendra que William dirige la banque qui a été fondée par son père, mais dont sa mère, Adeline, est toujours actionnaire majoritaire)
C'est alors que, William, qui commençait à bouillir intérieurement, décide de mettre fin à cette discussion qui l'exaspère.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_9e67d4_img-1958-1.jpg)
Il se lève et d'un ton péremptoire :
- Mère, je vous rappelle que vous n'êtes pas ici dans votre club, et que votre maison n'est pas une tribune pour vos revendications baroques sur l'émancipation des femmes. Il suffit déjà amplement que vous ayez réussi à entrainer Clara dans cette ridicule marche revendicative, voici quelques semaines, sans que vous veniez maintenant farcir la tête de ma fille et de ma nièce de vos idées séditieuses.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_92ee03_img-1961-1.jpg)
Avant même qu'Adeline ait eu le temps de riposter, Clara s'adresse à son mari de sa voix tranquille :
- Mon ami, ne vous échauffez pas ainsi. Les idées de votre mère n'ont rien de séditieux, il s'agit seulement de permettre aux femmes d'utiliser les dons dont elles ont été dotées, au lieu de les gaspiller. Donc de leur permettre de faire des études si elles en sont capables. Ne pensez-vous pas que cela est plus juste que d'étouffer leurs dons et de les obliger faire de la broderie chaque jour de leur vie en papotant futilement autour d'un thé. Vous qui êtes un fin financier, l'idée de gaspiller ce qu'on possède devrait vous révulser.
William reste sans voix : c'est la première fois que Clara s'adresse à lui de manière contradictoire sans hésiter.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_aa5da1_img-1968-1.jpg)
Mais avant qu'il ait le temps de répliquer, voici Emma, la gouvernante qui vient chercher les enfants pour leur goûter.
Engagée par Adeline il y a de très nombreuses années, elle a connu William enfant et en s'en laisse pas imposer ! L'ayant entendu de loin élever le ton, elle se permet de les interrompre sans façons et s'enquiert d'un ton faussement cérémonieux :
- Les sorbets-neige n'étaient-ils pas à votre goût ? vous n'y avez même pas touché et ils commencent à fondre. Dois-je en faire part à Abigaël en cuisine ?
Adeline lui fait un clin d'œil pour la remercier de son intervention. Les deux femmes ont traversé les années côte à côte, et le statut de maître et domestique est parfois bien mince entre elles-deux.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_1c8e2e_img-1973-1.jpg)
Emma repartie avec les enfants, William s'est calmé et tout le monde s'est dépêché de se régaler avec les sorbets encore délicieux bien qu'un peu fondu.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_cfe244_img-1980-1.jpg)
La fin d'après-midi s'est déroulée paisiblement, avec un consensus mutuel sur le sujet du féminisme, et s'est terminée avec une partie de croquet (que William, qui faisait équipe avec Maurice, a d'ailleurs perdu devant les deux autre équipes féminines, Adeline-Samantha et Clara-Romina !!).
----------
Vous remarquerez le salon de jardin de la famille Götzman. Il s'agit de la copie exacte d'un des fleurons de l'industrie française du 19e siècle produit par les usines Carré.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_f65143_carre-deauville-chair-p-12.png)
François Carré, un manufacturier spécialisé dans les charpentes et structures d'acier, qui avait déjà réalisé les célèbres serres d'Auteuil, a déposé ce modèle de chaises et fauteuils "Deauville" en 1866, en réponse à la demande de sièges pour les parcs parisiens, notamment Monceaux, Montsouris, Bagatelle, Luxembourg, etc, pour les sites de concerts en plein air.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_466330_2024-05-26-23-20-32-window.jpg)
La particularité de ces sièges est que les lames dites "à ressort" qui les composent ont une certaine souplesse et apportent un confort inégalé, tout en offrant par leur structure d'acier une solidité à toute épreuve dans le temps....
Ce qui est tout à fait vrai, puisque de nos jours, ces chaises et fauteuils se vendent toujours d'occasion pour des prix de fous !!
Le brevet de Carré fut ensuite acheté en 1890 par Lalance et Grosjean pour produire ces sièges aux États-Unis où elles sont devenues emblématiques, représentant "l'esprit français" !
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_9dc703_2024-05-26-23-19-14-window.jpg)
En même temps, l'intérêt pour ces modèles périclitait en France...
Mais en 1920, les célèbres architectes Le Corbusier et Pierre Jeanneret ont été sélectionnés pour créer la promenade architecturale dédiée à l'animation des soirées du "Café Society" parisien ; un endroit caractérisé par l'atmosphère festive des "années folles".
Séduit par le modèle des sièges Deauville, Le Corbusier a alors relancé la mode de ces modèles de salons de jardin en Europe.
À partir de ce moment, l'histoire du brevet n'est pas claire. Tout ce qu'on sait, c'est que ces chaises emblématiques en acier à ressorts ont continué à être fabriquées au cours des décennies qui ont suivi, y compris et surtout aux USA.
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_356945_2024-05-26-23-19-30-window.jpg)
On les a même vus dans le célèbre film "Casablanca", avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman :
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_910c67_2024-05-26-23-20-07-window.jpg)
La vogue de ces modèles Deauville a perduré jusque dans les années 60, époque où les salons de jardins en plastique "jetables" ont commencé à envahir le marché.
(mes grands-parents avaient acheté leur salon de jardin lors de leur mariage en 1933 en région parisienne ; ils le repeignaient de temps en temps, et on y était toujours aussi confortablement installés dans les années 90.... quel salon de jardin en plastique peut-il en faire autant ?!).
Toutefois, de nos jours, ces modèles sont extrêmement recherchés (la couleur originale était le même vert que le salon de jardin de l'histoire de la famille Götzman ci-dessus) et on en trouve à des prix de fous chez les antiquaires ou sur eBay ; par exemple :
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_4b4665_2024-05-26-13-12-05-window.jpg)
On est bien loin des fauteuils à moins de 2 francs de la fin du 19e siècle, ou à 10 $ dans les années folles !
Et depuis, Adeline serait heureuse, car les femmes ont obtenu le droit de vote, puis elles ont pu suivre les études supérieures qu'elles voulaient, obtenant même des bourses si nécessaire.... MAIS, si elle était encore là de nos jours, je sais ce qu'elle nous dirait à toutes.
Elle nous dirait : "mes filles, mes sœurs, malgré tout ce que vous avez obtenu depuis le début du 20e siècle, la lutte doit continuer pour vos droits, et plus encore, car vos acquis sont plus que jamais menacés".
/image%2F1371214%2F20240527%2Fob_0d8161_img-1703-1-4.jpg)
Bonne journée :-)
♥♥♥