Le journal de Rose - Madame McGill, ses filles et "les gens de couleur"
Extrait du journal de Rose - Mardi 7 septembre 1870
[... Je m'attendais à une réaction de Madame McGill, mais je pensais qu'elle serait plus rapide.
Le lendemain matin du jour où j'ai demandé à Mellie de quitter la classe, elle est revenue en me présentant des excuses. À la demande de son père a-t-elle précisé !
Mais je me doutais que Madame McGill ne laisserait pas passer cet événement sans y mettre son grain de sel. Et ce soir, alors que les élèves avaient tous quitté la classe et que je commençais à corriger quelques cahiers dans le calme avant de rentrer à la maison, je l'ai vue arriver dans un grand envol des pans de son manteau.
"Madame Baumann, je pense que vous vous doutez de la raison de ma visite", commença-t-elle.
"Sans doute au sujet de Mellie", ai-je répondu.
"Indirectement, oui. Mais j'aimerais surtout savoir quel est le but que vous recherchez avec vos amis de couleur ?".
"Pourriez-vous vous expliquer, s'il vous plaît Madame McGill, car j'ai du mal à comprendre votre question".
"C'est simple : contre mon avis, vous êtes arrivée à convaincre mon époux de laisser s'installer des gens de couleur en toute liberté dans notre village. Libre à vous de les aimer, mais je pensais pourtant que ce qui était arrivé à votre domestique lorsque personne ne voulait être servi par une noire au magasin général vous aurait fait comprendre que nous ne voulions pas de ces gens-là ici".
"Adrienne n'est pas ma domestique, mais mon amie ; il me semble que je vous l'avais d'ailleurs déjà dit lorsque vous étiez venue chez moi il y a quelques mois de cela. Par ailleurs, je n'ai en rien influencé votre époux Madame McGill, il est le maire de la ville et c'est lui qui a décidé cela tout seul, il en avait même parlé à Monsieur Andersen bien avant l'arrivée du frère d'Adrienne et sa fille lorsque celui-ci lui avait dit qu'il cherchait des employés pour la ferme", lui ai-je répondu en m'obligeant à garder mon calme.
"Voici que maintenant arrivent la famille de cette femme, et qu'en plus, vous avez imposé une enfant noire dans cette école ! La même école que celle de nos enfants blancs. Où cela va-t-il s'arrêter ? Quand ils nous aurons chassés de chez nous ? ".
Je me suis levée de ma chaise si énergiquement que j'en ai fait tomber par terre le cahier que j'avais corrigé quelques instants plus tôt.
"Madame McGill, ces personnes n'ont aucune envie de vous chasser de chez vous ; ils viennent pour travailler et participer au développement de ce village qui devient déjà une petite ville, et il me semble d'ailleurs qu'en tant que femme du Maire vous allez vous-même profiter de ce développement".
"Chacun ses opinions ! Maintenant, je suis aussi venue pour dire de ne pas laisser mes filles s'asseoir auprès de cette fille, ni d'aucun autre si par malheur il devait y en avoir d'autres dans cette école. Vous n'avez qu'à la mettre avec les enfants de ces ferniers Danois, mais pas avec MES filles. Je tiens à ce que nous restions entre nous, avec nos us et coutumes, qu'elles n'aillent surtout pas apprendre des inepties venues d'ailleurs. Et veillez également à ce qu'elles ne jouent pas avec cette fille ni avec les enfants des fermiers à la récréation".
"Madame McGill, les enfants jouent comme ils l'entendent et avec qui ils veulent durant les récréations, et je n'accèderai pas à cette requête", ai-je répondu fermement.
"Je n'en attendais pas moins de vous ! Bien, je crois que nous n'avons plus rien à nous dire, au revoir Madame Baumann" a-t-elle dit en pinçant les lèvres.
"Attendez un instant Madame McGill s'il vous plait... Encore une petite chose au sujet de Mellie : comme tous les autres élèves de son niveau, elle doit faire un devoir de composition dont le sujet est "qu'est-ce que la largesse d'esprit" ; or, en raison de ses difficultés à faire ses devoirs à la maison, dont vous étiez venue me parler avant les vacances, je pense qu'il serait intéressant que vous l'aidiez un peu pour cette composition"... lui ai-perfidement suggéré avec un sourire.
Elle n'a rien répondu et elle est ressortie dans un nouveau grand mouvement de manteau qui a déplacé de l'air jusque sur le bureau.
J'ai eu du mal à retrouver ma sérénité après son départ, alors j'ai abandonné la correction des cahiers et je suis rentrée à la maison en les rapportant avec moi pour m'en occuper ce soir. Après m'être replongée dans la chaude ambiance de la maison toute parfumée par le délicieux souper qu'Adrienne avait préparé et passé un long moment avec notre fille, tout allait mieux. Elle grandit, ce n'est plus un petit bébé et elle a des mimiques qui me rappellent tellement les tiennes que j'en suis tout attendrie ; j'aimerais tant que tu la voies.
Mon bien-aimé mari, tu me manques tant ; avec ta tendresse et ton humour tu aurais chassé ce nuage noir de mon esprit et nous en aurions ri tous les deux. Dieu fasse que tu me reviennes. Je t'attends.
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Bon dimanche :-)
♥♥♥