Nirlik raconte l'histoire de Nilaq à sa fille
(english below) Après avoir discuté un moment avec sa jumelle depuis la France en visio sur son téléphone (voir ICI), Nirlik est allée rejoindre Nilaq qui l'attendait pour une de leurs tâches quotidiennes de la ferme.
Un peu plus tard, comme chaque jour, ils ont fait leur pause-café, avant que Nilaq reparte s'occuper des chevaux et des chiens, et qu'elle-même s'occupe de diverses tâches de la maison (et avec cinq enfants, il y en a pas mal), surveille les devoirs des enfants et prépare le souper. C'est un moment privilégié de complicité, tranquille, rien qu'à eux deux, qui ne dure jamais longtemps, mais leur apporte beaucoup de détente.
Toutefois, en ce mardi, Asiavik est à la maison parce qu'elle toussait et était un peu fiévreuse lorsqu'elle est rentrée manger à midi, et que sa mère a préféré qu'elle ne retourne pas en classe cet après-midi.
C'est ainsi qu'elle est arrivée dans la cuisine pendant la pause café de ses parents qui parlaient d'une jument qui doit mettre bas aujourd'hui, et qu'elle a demandé :
- Dis M'man, je t'ai entendue discuter avec tata Saïla de poisson cru et de ce que vous mangiez quand vous étiez petites au Nunavik, et je me demandais comment tu as appris à faire toute la cuisine que tu nous fais maintenant, parce que ça n'a rien à voir avec ce que vous mangiez là-bas.
- En effet, ma puce. C'est une bonne fée qui m'a appris tout ce que je sais et qui m'a donné un livre magique pour vous faire des bons repas.
- Les fées, ça n'existe pas, M'man ! Et les livres magiques non plus !
Nirlik regarde son mari et lui demande simplement :
- Nilaq ?
- Je pense que tu peux lui expliquer, notre grande fille est assez grande pour comprendre.
- Alors, assieds-toi ma puce, je te fais un bon chocolat chaud avec du miel pour adoucir ta gorge, et je vais t'expliquer comment j'ai eu ce livre magique.
- Eh bien, je vous laisse discuter toutes les deux. Moi, je vais voir si Salammbô veut bien se décider à faire son poulain aujourd'hui, ou si je vais devoir dormir à l'écurie toute la nuit en attendant son bon vouloir !
Nirlik a apporté le chocolat chaud d'Asiavik, puis elle est revenue encore avec un livre que la fillette a toujours vu dans la cuisine. Puis elle a raconté.
- Ton père est né à Whapmagoostui (voir ICI), un village Cri situé à la limite, et même un peu dans le territoire Inuit. Comme tu le sais, sa mère était une Indienne Cri, et son père était un vétérinaire blanc du sud (du Québec). Il était allé en vacances d'été dans le grand nord comme le font ceux qui aiment l'aventure et le dépaysement. Ils se sont rencontrés, ils se sont plu, et ils ont passé du temps ensemble. Puis il est reparti à l'automne. Elle a découvert ensuite était enceinte, elle lui a écrit, et lui, il lui a envoyé de l'argent pour s'occuper de son bébé, qui était donc ton papa. Tout a bien été, le bébé a grandi, il a été choyé dans le village, bien qu'élevé de manière très traditionnelle parce que c'est un village très reculé, loin de tout, et pas moderne du tout. Mais un jour, un nouveau mari est venu vivre avec sa maman, et il détestait ton papa. Il le battait, et il le jetait dehors et il prenait l'argent que son père blanc envoyait pour l'élever. Ton papa avait ton âge à peu près. Il devait aller dormir chez des voisins et ce sont les voisins qui le nourrissaient.
- Personne ne pouvait rien faire pour empêcher ce méchant homme de faire ça ? demande innocemment Asiavik.
- Non ma puce. Personne ne pouvait rien faire, car ton père était encore petit et l'homme était très fort. Ça a été comme jusqu'au au jour de ses douze ans, où il en a eu assez. Il est parti en autostop dans le sud du Québec pour aller voir son père blanc dont il avait trouvé l'adresse sur un des chèques qu'il envoyait tous les mois à sa mère. Ton papa ne savait pas comment il serait accueilli, mais il a tenté sa chance. Quand il est enfin arrivé, son père n'était pas vraiment enchanté de le voir, mais il était marié avec une adorable femme qui lui fait la leçon et qui lui a dit qu'il devait s'occuper de son enfant. Et ainsi, ils ont fait connaissance. Ça s'est bien passé, c'était l'été, son père a fait travailler Nilaq dans la ferme qu'il a avait achetée. Il était vétérinaire pour tous les animaux, mais il s'était spécialisé dans les soins des chevaux. C'est ainsi que ton papa s'est passionné pour les chevaux et a décidé d'en faire l'élevage quand il serait grand. Son père l'a envoyé à l'école, lui a payé des cours particuliers pour lui faire rattraper son retard, et l'a envoyé jusqu'à l'université pour qu'il passe son bac professionnel CGEH de conduite et gestion d'entreprise hippique.
- C'était un très gentil monsieur... dit Asiavik quand sa mère a fait une pause.
- Oui, on pourrait dire ça, il avait du caractère, il ne fallait pas trop le contrarier, mais il était gentil. Et c'était ton grand-père.
Asiavik reste rêveuse devant ces révélations.
Après quelques instants de silence, Nirlik continue.
- Il était marié avec une femme absolument adorable. Elle s'appelait Bernadette. C'était une Française qui était venue étudier ici ; elle a rencontré ton grand-père et ils se sont mariés. Ils n'ont jamais eu d'enfant, c'est pour ça qu'elle était heureuse de voir arriver l'enfant son mari. Elle l'a aimé comme une vraie mère. Et quand nous nous sommes mariés, et que ton père m'a ramenée ici à la ferme, elle a aussi été comme une seconde mère pour moi. Quand j'avais quitté notre village inuit pour aller étudier à l'université de Montréal avec ma sœur, on avait une bourse pour payer nos études, mais pas la nourriture, alors on se nourrissait en dépit du bon sens, comme tous les étudiants pauvres, mais avec un handicap en plus : ni Saïla ni moi nous ne connaissions autre chose que la cuisine traditionnelle inuite ! Donc on mangeait des trucs pas chers, chimiques et tout faits. Ici, ma belle-mère m'a tout appris ; elle adorait faire la cuisine, et surtout la cuisine à la française. Un jour, elle m'a offert ce livre, le Petit Larousse de la Cuisine, et elle m'a dit en riant que lorsque j'aurai fait les 1800 recettes qu'il contient, j'en saurai assez pour nourrir ma famille. Depuis, l'un et l'autre nous ont quitté pour un monde qu'on dit meilleur. Dans son testament, son père avait cédé la ferme à Nilaq, ce qui lui a permis de réaliser son rêve d'élevage de chevaux, et moi, en souvenir de Bernadette, je m'applique à essayer toutes les recettes de ce livre, parce que je sais que ça lui ferait plaisir.
- Merci de m'avoir raconté tout ça, M'man.
- C'est ton histoire à toi aussi, c'est normal que tu la connaisses. Et puis, tu sais, un jour, ce livre, il sera à toi, et tu pourras faire à manger à tes propres enfants en regardant les recettes.
Bonne journée :-)
♥♥♥
PS : j'ai fabriqué ce Petit Larousse de la Cuisine en copiant le mien : photographies de la couverture, impression, découpe de pages, collage des pages avec de la colle à reliure et montage final.
After chatting for a while with her twin sister from France via video on her phone, Nirlik went to join Nilaq who was waiting for her for one of their daily farm tasks.
A little later, like every day, they had their coffee break, before Nilaq went back to take care of the horses and dogs, and she herself took care of various household tasks (and with five children, there are quite a few), watched the children's homework and prepared dinner. It was a special moment of complicity, quiet, just the two of them, which never lasted long, but brought them a lot of relaxation.
However, on this Tuesday, Asiavik was at home because she was coughing and had a bit of a fever when she came home for lunch, and her mother preferred that she not return to class this afternoon.
That's how she came into the kitchen during her parents' coffee break, who were talking about a mare that was due to give birth today, and she asked:
- Hey Mom, I heard you and Aunt Saïla talking about raw fish and what you ate when you were little in Nunavik, and I was wondering how you learned to cook all the food you cook for us now, because it has nothing to do with what you ate there.
- Yes, sweetie. It's a good fairy who taught me everything I know and gave me a magic book to make you good meals.
- Fairies don't exist, Mom! And neither do magic books!
Nirlik looks at her husband and simply asks:
- Nilaq?
- I think you can explain it to her, our big girl is old enough to understand.
- So, sit down, my dear, I'll make you a nice hot chocolate with honey to soothe your throat, and I'll explain to you how I got this magic book.
- Well, I'll let you two talk. I'll see if Salammbô wants to make her foal today, or if I'm going to have to sleep in the stable all night while waiting for her good will!
Nirlik brought the hot chocolate from Asiavik, then she came back again with a book that the little girl always saw in the kitchen. Then she told her story.
- Your father was born in Whapmagoostui, a Cree village located on the edge, and even a little bit in the Inuit territory. As you know, his mother was a Cree Indian, and his father was a white veterinarian from the south (from Quebec). He had gone on summer vacation to the far north like those who love adventure and a change of scenery do. They met, they liked each other, and they spent time together. Then he left again in the fall. She then found out she was pregnant, she wrote to him, and he sent her money to take care of her baby, who was therefore your father. Everything went well, the baby grew up, he was pampered in the village, although raised in a very traditional way because it is a very remote village, far from everything, and not modern at all. But one day, a new husband came to live with his mother, and he hated your dad. He beat him, and he threw him out and he took the money that his white father sent to raise him. Your dad was about your age. He had to sleep at the neighbors' house and it was the neighbors who fed him.
- Could no one do anything to stop this bad man from doing that? Asiavik asks innocently.
- No, sweetie. No one could do anything, because your father was still small and the man was very strong. It was like that until the day he turned 12, when he had had enough. He hitchhiked to southern Quebec to go see his white father whose address he had found on one of the checks he sent every month to his mother. He didn't know how he would be received, but he took a chance. When he finally arrived, his father wasn't really happy to see him, but he was married to a lovely woman who had lectured him and told him he had to take care of his child. And so, they got to know each other. It went well, it was summer, his father made Nilaq work on the farm he had bought. He was a veterinarian for all animals, but he specialized in horse care. That's how your dad became passionate about horses and decided to breed them when he grew up. His father sent him to school, paid for private lessons to help him catch up, and sent him to university to get his CGEH vocational baccalaureate in horse riding and business management.
- He was a very nice man... Asiavik said when his mother paused.
- Yes, you could say that, he had character, you shouldn't upset him too much, but he was nice. And he was your grandfather.
Asiavik remains dreamy in the face of these revelations.
After a few moments of silence, Nirlik continues.
- He was married to an absolutely lovely woman. Her name was Bernadette. She was a French woman who had come to study here; she met your grandfather and they got married. They never had children, that's why she was happy to see her husband's child arrive. She loved him like a real mother. And when we got married, and your father brought me back here to the farm, she was also like a second mother to me. When I left our Inuit village to go study at the University of Montreal with my sister, we had a scholarship to pay for our studies, but not for food, so we ate against common sense, like all poor students, but with an added handicap: neither Saïla nor I knew anything other than traditional Inuit cuisine! So we ate cheap, chemical and ready-made things. Here, my mother-in-law taught me everything; she loved cooking, and especially French cooking. One day, she gave me this book, the "Petit Larousse de la Cuisine", and she told me laughingly that when I had made the 1800 recipes it contains, I would know enough to feed my family. Since then, both of us have left for a world that is said to be better. In his will, her father had given the farm to Nilaq, which allowed him to realize his dream of breeding horses, and I, in memory of Bernadette, I try to try all the recipes in this book, because I know that it would please her.
- Thank you for telling me all that, Mom.
- It's your story too, it's normal that you know it. And then, you know, one day, this book will be yours, and you will be able to cook for your own children by looking at the recipes.
Have a nice day :-)
♥♥♥