Le journal de Rose - Le vécu de Joséphine, et l'origine de la haute-couture française
Extrait du journal de Rose - Lundi 19 avril 1870
[... En fin de journée, comme toujours au retour de l'école, Jane, mon frère et ma soeur, s'installent tous les trois dans le salon pour apprendre leurs leçons et faire leurs exercices pour demain. Durant ce temps,dans la cuisine, je corrige et je note les interrogations écrites que j'ai fait faire aux élèves dans la journée. Généralement, Adrienne prépare le repas de soir pendant que je lis et corrige, et il nous arrive de bavarder un peu entre deux corrections de cahiers.
- Je me demande si Joséphine nous racontera un jour pourquoi elle a quitté la France, m'a dit Adrienne.
- Elle me l'a déjà expliqué mais je ne me sens pas le droit d'en parler sans son accord ; je pense qu'elle vous le dira un jour si elle le souhaite, lui ai-je répondu.
Et nous nous sommes replongées dans notre travail, elle, à éplucher des carottes et des pommes de terre, et moi, à corriger les cahiers.
Mais nous n'avions pas aperçu Joséphine qui arrivait dans la cuisine et nous avait entendues.
Elle est venue nous rejoindre à la table et nous a dit en riant qu'il n'y avait aucun mystère dans sa venue au Canada et qu'elle allait l'expliquer immédiatement à Adrienne.
- C'est très simple : lorsque ma mère est tombée enceinte de sa liaison avec mon père, le comte de Beauvilliers, elle a été immédiatement renvoyée de son poste de demoiselle d'honneur de la cour de l'impératrice Eugénie, car même si, là-bas, les moeurs sont tolérantes pour les choses de l'amour, il n'en reste pas moins qu'elles sont beaucoup plus tolérantes pour les hommes que pour les femmes : le fait que le comte ait trompé sa femme était considéré comme une amusante anecdote, alors que le fait que ma mère ait attendu un enfant hors mariage était considéré scandaleux. Bien sur, il était impossible qu'elle retourne en Espagne puisque sa famille estimait qu'elle avait jeté le déshonneur sur leur nom. Par chance, le comte a assumé ses responsabilités, et ma mère s'est donc installée dans un petit logement confortable, payé par le comte jusqu'à ma naissance ; après quoi il lui a servi une rente annuelle pour mon entretien et mon éducation, mais pas plus car elle avait choisi de rompre les relations avec lui, de ce fait elle avait à peine de quoi vivre. Alors ma mère a trouvé du travail comme vendeuse chez Worth, le grand couturier parisien qui règne sur la mode des belles élégantes du monde entier. C'est en accompagnant parfois ma mère à son travail que j'ai découvert ma passion pour la couture ; petite fille, on me laissait aller librement dans les ateliers, parmi les tissus et les robes en cours de fabrication, c'était pour moi un monde de rêve et de beauté. Petit à petit, j'ai appris les bases avec les patronneuses et les couturières qui m'expliquaient leur travail, et elles s'amusaient à me faire faire des essais de couture.
Les années ont passé, j'ai grandi. Et pendant ce temps, comme beaucoup de nobles de son entourage, mon père s'endettait aux jeux de cartes et aux paris sur les champs de courses hippiques ; alors un jour, quand j'avais 17 ans, il lui est venu l'horrible idée de me marier avec un de ses créanciers qui était plus menaçant que les autres. Me marier avec son créancier ? j'appellerais plutôt cela "me vendre" : cet homme avait 69 ans et un tour de taille si large qu'on aurait pu le confondre avec une grosse toupie ! Lorsqu'elle a appris ça, ma mère a emballé nos affaires et elle est allé vendre une partie de ses bijoux familiaux en toute hâte, dans le but de nous embarquer pour le Nouveau-Monde afin de fuir mon père. Nous avons hésité entre l'Amérique du sud et le Canada français, dans le but d'être dans un pays où nous pouvions être comprises, soit en espagnol soit en français. Finalement le choix s'est fait seul : il y avait un bateau en partance immédiate pour Montréal, alors que celui en partance pour l'Argentine n'était que la semaine suivante, or, il y avait urgence d'embarquer avant que mon père nous retrouve. À Montréal, j'ai vite trouvé du travail chez une couturière qui travaillait pour une dames des beaux quartiers et qui était très intéressée par ma connaissance de la haute couture parisienne. J'ai travaillé pour elle pendant 3 ans, mais j'espérais pouvoir ouvrir mon propre atelier un jour ou l'autre. Puis ma mère est morte d'une pneumonie. C'est à ce moment là qu'on m'a dit qu'un village nouveau très prometteur s'installait près de la frontière et qu'il n'y avait pas encore de couturière ; j'ai vendu les quelques bijoux qui restaient à ma mère pour acheter mon matériel de couture, et je suis venue jusqu'ici. C'est là que je vous ai rencontrée, Rose, et que j'ai eu la chance de pouvoir vous louer une partie de la maison pour y installer mon atelier.
- Merci de m'avoir expliqué tout cela ; la vie n'a pas été facile pour vous non plus, lui dit Adrienne.
Et Joséphine lui répondit :
- Nous sommes devenues trois amies sincères, je n'ai rien à vous cacher ni à l'une, ni à l'autre. Mais vous, Adrienne, peut-être nous raconterez-vous aussi un jour le chemin qui vous amenée jusqu'ici. Nous en connaissons le plus important, votre naissance en esclavage, votre fuite ; mais la route n'a pas du être aisée non plus.
- Il est maintenant trop tard à cette heure-ci, mais je vous promets que je vous confierai cela prochainement, lui affirma Adrienne. Toutefois, il est l'heure de faire cuire ces légumes avant que les jeunes estomacs qui travaillent dans le salon ne viennent réclamer le repas !
C'est avec le sourire que Joséphine nous a laissées, j'ai terminé mes corrections de cahiers, Adrienne a préparé le souper, et nous avons tous passé une très bonne soirée.
Mon tendre époux, tu m'as encore manqué aujourd'hui ; comme chaque jour, soir, et nuit, que Dieu fait.
....]
Vous remarquerez que Joséphine explique que sa mère était vendeuse dans la maison de haute couture de Worth. Pour qui ne le connait pas, voici l'explication : c’est sous le règne de l’impératrice Eugénie de Montijo, femme de l'empereur Napoléon III (celle auprès de qui la mère de Joséphine était demoiselle d'honneur) que naît le concept de haute couture, avec un nouveau protagoniste : le grand couturier. Jusqu’alors, les couturières étaient des personnes de condition modeste qui se déplaçaient pour aller travailler chez leurs clients. Une innovation importante apparaît avec l’apparition d'un homme : Charles Frédéric Worth (1825-1895) qui, bien que anglais de naissance, ouvre son atelier au 7 rue de la Paix à Paris, et devient en dix ans le grand initiateur des modes parisiennes en transformant entièrement l’image de la couture : il invente les défilés avec des femmes mannequins, il stimule la fabrication de tissus et d’ornements qui personnalisent une toilette (dentelle, aigrettes, perlage, fleurs synthétiques, etc). Sa renommée et son style ont vite débordé de l'hexagone et Worth a alors régné sur la mode de tous les pays dits civilisés de l'époque. Il a ainsi changé le statut de créateur de mode au rang d’artiste à part entière, devenant alors "le grand couturier" de la "haute couture". Le poète Stéphane Mallarmé a dit de Charles Frédéric Worth qu'il était "l’ordonnateur de la fête sublime et quotidienne de Paris, de Vienne, de Londres ou de Pétersbourg".
Le voici auprès de son épouse, Marie-Augustine, qui fut aussi la première femme mannequin :
Bon dimanche :-)
♥♥♥