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Extrait du journal de Rose - Lundi 1er mars 1870

[... Je viens de corriger les interrogations écrites que j'ai données aux élèves cet après-midi, et me voici prête à te raconter le premier jour d'école de Jane.

Hier soir, j'ai longuement discuté avec elle, afin de lui faire comprendre qu'elle ne devait surtout pas se laisser entraîner à répondre aux provocations qu'elle ne manquerait pas d'entendre de la part d'autres élèves ; bien sur, je n'ai pas nommé les élèves en question, mais avec ce que Catja lui avait raconté, elle a compris qu'il s'agissait des demoiselles McGill. Or, je sais combien il est difficile à cet âge de rester stoïque devant des propos blessants.

Le matin, je pars toujours un peu avant Liliane et Narcisse qui, eux, attendent les cinq jeunes Andersen pour faire le chemin ensemble. Cela me permet d'arriver en avance à l'école, de préparer les livres et les cahiers corrigés sur le bureau et écrire la date du jour au tableau ; ensuite je sors surveiller l'arrivée des élèves et leurs jeux devant l'école.

Bien que ce fut son premier jour de classe, je n'ai pas invité Jane à cheminer avec moi ; c'est que je voulais bien marquer le fait qu'il n'y aurait aucun traitement de faveur pour elle. J'ai compris que Jane avait été élevée "dans de la ouate" par ses parents, et que depuis deux mois qu'elle est ici, Adrienne, qui la surveillait durant la journée à la maison, s'était fort attachée à elle et a eu tendance à lui laisser faire un peu tout ce qu'elle voulait, tout autant que mon frère et ma soeur qui la considèrent un peu comme un bébé. Jane est donc passée de l'état de "petite reine" dans son ancienne vie à "benjamine surprotégée" ici ; j'ai accepté ce fait, dans la mesure où Jane a vécu un drame horrible avec le naufrage et la perte de ses parents, ajouté au déracinement dans un pays inconnu, et qu'il était nécessaire qu'elle se crée de nouveaux points de repère rassurants. Il était normal que nous soyons attentifs, bienveillants et tolérants, mais je vois le caractère de Jane commencer à se dessiner peu à peu, au fur et à mesure qu'elle s'apaise et s'habitue à sa nouvelle vie, et j''espère que l'école va m'aider à lui faire comprendre le cadre dans lequel elle peut évoluer, mais duquel elle ne doit pas déborder.

Cela en comptant que les deux pestes trop gâtées que sont les demoiselles McGill ne vont pas lui rendre les choses faciles.

Cela a immédiatement commencé devant l'école, lorsque Melle est arrivée en compagnie de sa jeune soeur, et que, s'approchant de Jane, elle a ostensiblement reniflé l'air en disant que "ça sentait le mouton" ; une réflexion méchante en relation avec les parents de Jane qui étaient propriétaires d'un grand élevage de moutons en Nouvelle-Zélande. J'ai vu Catja prendre Jane par le bras et l'éloigner, en haussant les épaules et en lui répondant que, elle, Mellie, elle empestait un mauvais parfum qui lui rappelait les mouffettes au printemps. Oh ces filles ! Mais après tout, Mellie l'avait bien cherché.

Lorsque j'ai sonné la cloche et que les élèves se sont installés à leurs places habituelles, j'ai présenté Jane à la classe, puis j'ai dit : "voyons, où vas-tu aller t'asseoir ?".

On a alors entendu Mellie McGill dire à sa soeur Léna, qui occupe le pupitre juste devant elle : "n'accepte pas de l'avoir à côté de toi, tu vas sentir le mouton" ; j'ai demandé à Mellie de se lever et de répéter ce qu'elle venait de dire, ce qu'elle n'a pas fait, bien sur. Léna a ri bêtement, comme elle le fait à chaque fois que sa soeur dit quelque chose qu'elle imagine drôle ; ce n'est pas une mauvaise petite fille, mais si elle continue à subir l'influence de sa grande soeur, j'ai bien peur qu'elle se mette à lui ressembler.

J'ai dit à Jane d'aller s'asseoir entre Svend et Catja. Quand elle s'est avancée pour s'asseoir, je l'ai vue regarder Mellie et faire semblant de renifler l'air de son côté d'un air dégoûté ; j'étais à la fois contente qu'elle n'ait pas été ébranlée par la méchante réflexion de Mellie, et à la fois fâchée de sentir qu'elle est prête à riposter.

Après avoir demandé à la rangée de la petite section de réviser les conjugaisons du subjonctif des verbes du 3e groupe, j'ai fait réciter les leçons que j'avais demandé d'apprendre pour aujourd'hui à la moyenne section ; devine qui ne savait pas la moitié de la sienne ? Mellie, encore une fois. Je ne serais pas étonnée de voir Madame McGill venir encore une fois se plaindre de la mauvaise note de son aînée.

La matinée a mal commencé pour les garçons, avec une petite punition pour mon frère et Erik qui se racontaient des histoires drôles à voix basse pendant que les filles récitaient leurs leçons. Ils devront balayer la classe sur leur temps de récréation de l'après-midi.

J'ai vu Léna tenter de rejoindre Jane et Catja pendant la récréation, mais sa grande soeur l'a rappelée d'un ton impératif et la petite a fait demi-tour. J'aimerais pourtant bien que les trois petites deviennent bonnes amies ; peut être que je rêve !

Malgré tout, cette première journée d'école de Jane s'est fort bien déroulée, et je suis soulagée et rassurée, sûrement autant qu'elle, parce que je suis certaine qu'elle s'en inquiétait, même si affirmait le contraire. Grâce à l'excellent précepteur qu'elle avait chez ses parents, son niveau d'études était très bon, elle n'a eu aucun problème dans aucune des matières abordées, ce qui a du grandement l'aider à passer cette journée.

Lorsqu'elle est rentrée à la maison en fin d'après-midi, elle a sauté au cou d'Adrienne et lui a dit qu'elle lui avait beaucoup manqué ; notre douce Adrienne en avait les larmes aux yeux en me racontant cela tout à l'heure, tellement cette démonstration de tendresse lui a fait plaisir.

Elle tombait de sommeil ce soir et elle s'est endormie dès qu'elle a posé la tête sur l'oreiller, se reposant pour un nouveau jour d'école demain. Ce que je vais aller faire également ; je me demande parfois si je ne suis pas plus fatiguée que mes élèves au bout de la journée. Je vais aller rêver de toi, en t'imaginant lorsque tu étais un enfant sur les bancs de l'école ; j'aurais aimé t'avoir déjà connu à cette époque, nous aurions passé tellement plus de temps ensemble que le peu que nous avons eu.

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