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Extrait du journal de Rose - Dimanche 31 janvier 1870

[...  Mon tendre amour, je vais te raconter une anecdote amusante de la vie de notre village qu'est venue nous conter ta grand-tante Érika en s'invitant à prendre le thé cet après-midi en compagnie de ton grand-oncle Nels, malgré la neige qui tombait assez fort. 

Pour que tu comprennes, je commence par t'expliquer que vendredi, durant la classe, j'ai vu Melly McGill soulever plusieurs fois le plateau de son pupitre comme si elle y cherchait ou regardait quelque chose ; comme je l'avais vue chuchoter et rire avec deux autres filles de l'école, je me suis dit qu'il y avait là quelque mystère passionnant pour elles, mais le fait qu'elles n'avaient pas envie de le faire voir ne me plaisait pas. Je me suis donc approchée tranquillement et je lui ai demandé d'ouvrir son pupitre, ce qu'elle a fait en rougissant. J'y ai trouvé 3 de ces petits romans gothiques tellement à la mode qui font rêver les jeunes filles et jeunes femmes, mais ne sont pas du tout à faire lire à des fillettes de 12 ou 13 ans comme Melly et ses amies. J'ai donc confisqué les romans, et j'ai remis à Melly une lettre à donner à sa mère.

C'est la suite de cette confiscation et de cette lettre que Erika venait nous raconter, avec le sens de l'humour et le franc-parler que tu aimais tant chez elle. 

Dès que Jane, Liliane et Narcisse, qu'elle jugeait avec raison trop jeunes pour entendre ce qu'elle avait à dire, ont eut fini leur thé et quitté la cuisine pour aller s'occuper dans le salon ou leur chambre, Erika a commencé à raconter que hier matin, Nels et elles étaient en train de placer en vitrine de leur magasin général des articles nouvellement arrivés, quand il a regardé dehors.

Nels : J'aperçois la femme du maire McGill qui arrive ici d'un pas si énergique que les pans de sa cape volent au vent comme un cerf-volant. Je pense que je vais te laisser avec elle et aller ranger dans l'arrière-boutique !

Erika : Merci Nels, ton soutien me va droit au coeur ! Je me demande bien quelle mouche l'a encore piquée.

La femme du maire est entrée comme un ouragan sans même dire bonjour.

Mme McGill : Je pense que c'est vous ou votre mari qui avez vendu cette "littérature" à ma fille ?

Erika : Bonjour Mme McGill ! Non, ce n'est pas moi, ni Nels non plus. C'est un nouvel article dans notre magasin, que nous avons fait venir à la demande d'une dame qui voulait se les procurer sans attendre d'aller à Montréal. L'éditeur a imposé d'acheter 24 romans, et ils ont eu tout de suite du succès dans le village. Mais en aucun cas ces livres ne sont pour des jeunes filles de l'âge des vôtres. 

Mme McGill : Alors comment Melissa se les est-elle procurés ?

Erika : C'est que quelque lui aura prêté ces livres.

Mme McGill : Qui ?

Erika : Comment voulez-vous que je le sache ?! On en vend beaucoup, c'est très demandé ; même par des messiers d'ailleurs ! Regardez, il y en a une nouvelle série qui vient d'arriver, ils sont presque déjà tous retenus. On m'a même dit que plusieurs clients ont proposé de créer une sorte de bourse d'échange pour se les prêter à tour de rôle afin que cela leur revienne moins cher que tous les acheter individuellement à chaque parution.

Mme McGill : C'est honteux, vous devriez refuser d'avoir "ça" dans votre magasin. Et vous devriez veiller à ne proposer que des livres de qualité morale qui élèvent les esprits, et non pas ces torchons qui détournent les pensées des jeunes filles et les jeunes femmes du droit chemin de la piété et de la moralité en leur mettant de stupides idées romanesques dans la tête.

Erika : Oh, mais vous savez, dans les rayons, il y a aussi la Sainte Bible, l'Imitation de Jésus-Christ, et bien d'autres livres très pieux et très bon pour l'esprit. Toutefois, je dois avouer qu'ils ont bien moins de succès que ces nouveaux romans. Et vous savez bien que je ne peux pas refuser de vendre ce que la clientèle me demande, sinon ils iront l'acheter ailleurs ; d'une manière ou d'une autre, ces personnes se procureront ces romans si ils veulent vraiment les lire.

Mme McGill : C'est scandaleux, je vais demander au révérend qu'il en parle durant son prochain sermon, cela vous donnera une excuse pour ne plus les vendre. En attendant, dites moi qui est cette dame qui les a fait venir ?

Erika : C'est votre soeur ainée lorsqu'elle est venue passer quelques semaines chez vous pour les fêtes de fin d'année ! 

Et là, Érika riait à gorge déployée en décrivant le visage stupéfait de la femme du maire qui venait de découvrir que c'était très certainement sa propre soeur qui avait donné ces romans à Melly lorsqu'elle était repartie pour Montréal la semaine dernière, alors qu'elle était prête à vouer à l'enfer la personne qui avait voulu introduire ces romans dans notre magasin !! 

Et j'avoue que nous avons tous ri autour de la table !

J'étais un peu gênée que nous nous moquions ainsi de Mme McGill, qui n'est pas une mauvaise femme, mais il est vrai qu'avec ses grands airs supérieurs et son obsession de la moralité, elle est parfois un peu exaspérante. Mais, je me suis quand même posé une question : pour avoir autant critiqué le contenu de ces 3 petits romans.... les aurait-elle lus ?!

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Si vous n'avez jamais entendu parler de ces romances gothiques si typiques du 19e siècle, voici quelques explications :

Walpole introduisit le genre en 1790 avec le roman The Castle of Otranto, un genre  novueau de littérature qui deviendra ce qu'on appela désormais le style gothique, c'est à dire comportant toujours des châteaux effrayants, des familles maudites, et une atmosphère sombre, et des phénomènes surnaturels ou presque.

Ce roman ouvrit la porte à de nombreux auteurs de centaines de petits romans et nouvelles purement gothiques, mais surtout purement et exclusivement masculines, avec des héros et protagonistes masculins.

Ce n'est qu'en 1805 avec A Sicilian Romance de Ann Radcliffe que la romance gothique féminine commença à se développer avec un nouveau genre : la romance gothique.

Dans ce roman, et dans ceux qui lui ont succédé, Ann Radcliffe a conservé les mêmes thèmes que Walpole :  des environnements isolés avec des phénomènes qui paraissent presque surnaturels, toutefois la différence la plus importante est que ses romans mettent en vedette des protagonistes féminines luttant contre des épreuves terrifiantes tout en se battant avec courage et ténacité pour être avec l'objet de leur amour alors que tout semble les séparer.

Par la suite, les auteurs femmes entreront au Panthéon de la romance gothique (la plupart du temps sous des noms de plume masculins.... machisme de l'époque, et de l'édition), surtout après la publication de Jane Eyre par Charlotte Bronte en 1847.

De ce jour, "une jeune femme luttant pour son indépendance alors qu'elle tombe amoureuse d'un bel homme sombre et dangereux" est devenu le thème définitif de toutes les romances gothiques publiées dans les décennies qui ont suivi..... et qui déplaisent tant à Mme McGill (tout au moins en apparence !).

Au début du 20e siècle, le style s'est durci, ajoutant du surnaturel et de l'horreur véritable dans le thème général, avec des protagonistes tant masculins que féiminns ; ce nouveau genre est l'origine du cinéma gore.

Bon lundi :-)

♥♥♥